Novembre 2025
Auteurs :
  • André Goulet, ing.f., M.Sc., OIFQ, évaluateur de dommages aux milieux naturels, médiateur accrédité IMAQ
  • Isabelle Marcoux, DESS A.A., B. Sc. honor geog., Médiatrice accréditée IMAQ
  • Marie-Claude Bonneville, M.Sc., D.A.A. 

Résumé visuel de l’article


Les responsabilités prévisibles et imprévisibles des organismes de conservation

La conservation des territoires privés présente une multitude d’enjeux, dont plusieurs sont de nature financière. Au-delà des frais relatifs à l’acquisition tels que l’achat, l’évaluation de la juste valeur marchande, les droits de mutation, la contribution aux fins de parcs, terrains de jeu ou espace naturel (lors d’une opération cadastrale) ou les frais de notaire et d’arpentage, les charges perpétuelles doivent être bien estimées afin de protéger adéquatement les territoires et ultimement, l’organisme de conservation lui-même. Les charges perpétuelles, souvent appelées charges d’intendance, peuvent être de différentes natures, par exemple :

  • taxes foncières et scolaires ;
  • frais de gestion tel l’entretien des sentiers ouverts au public ;
  • frais préventifs liés au remplacement de panneaux de signalisation sur l’aire protégée/conservée et aux inspections régulières (annuelles, bisannuelles, quinquennales, etc.) ;
  • frais de déplacement et frais d’assurance.

Alors que les charges perpétuelles d’intendance sont plutôt faciles à évaluer puisque relativement prévisibles, d’autres frais perpétuels ne le sont pas : les charges de protection (ou de défense) de l’aire protégée ou conservée. Ces frais sont liés aux dommages qui pourraient être occasionnés au territoire sous protection.

Les dommages peuvent être de nature biophysique, parfois issu de la périphérie de du territoire protégé (dommage aux arbres, bris d’un barrage de castor, vandalisme, envahissement par une espèce exotique envahissante, etc.), mais également de nature administrative (contestation de l’entente de conservation, expropriation, hausse injustifiée d’imposition foncier, etc.). Ils peuvent être occasionnés par des menaces externes à un promoteur voulant protéger un territoire, mais également internes à ce dernier. Pensons, par exemple, à un conseil municipal futur qui souhaiterait mettre fin à la vocation écologique d’un terrain protégé par servitude perpétuelle. La constitution et la capitalisation d’un fonds de réserve constituent l’une des saines pratiques qu’un organisme de conservation doit mettre sur pied (CQDE, 2016) pour éviter une « conservation de façade » qui, véritable mirage financièrement séduisant, ne permet pas de défendre une aire protégée ou conservée face à des menaces toutes aussi nombreuses que diversifiées.

Comprendre le cadre d’atténuation des dommages pour utiliser efficacement les fonds

Un fonds de réserve subordonné au fonds d’intendance, tous deux utilisés séquentiellement et judicieusement donc, permet, hiérarchiquement, une atténuation des dommages (AD) qui peut prendre différentes formes :

  • un évitement de dommages à la source par l’installation d’affiches, de bornes ou de limites de propriété via le fonds d’intendance, ou par la défense judiciaire d’une expropriation/contestation de l’entente de conservation via le fonds de réserve ;
  • une minimisation des dommages par l’édiction de modalités claires dans l’entente de conservation via le fonds d’intendance, ou par la fermeture temporaire d’un sentier illicite fait dans une aire protégée/conservée le temps de le reboiser ;
  • une restauration des dommages par des travaux écologiques réalisés par l’organisme de conservation ou par un tiers ;
  • une compensation financière (indemnité) par voie judiciaire ou par voie de médiation, pour compenser le temps d’attente entre l’état de l’écosystème avant vs après les dommages.

Pour un organisme de conservation, les mesures qui permettront l’évitement des dommages doivent être prioritaires puisqu’elles sont généralement les moins coûteuses en temps et en argent, suivies séquentiellement de celles qui permettent de les minimiser, de celles qui en assurent la restauration et, en dernier lieu, des mesures permettant la compensation pleine et entière des dommages (figure 1). L’utilisation adéquate et préventive d’un fonds d’intendance peut donc permettre de diminuer les risques de dommages et d’éviter le recours au fonds de réserve.

Figure 1. Utilisation hiérarchique du fonds d’intendance et du fonds de réserve pour atténuer les dommages à une aire protégée ou conservée

En situation de dommages, le recours stratégique aux deux fonds doit permettre une compensation pleine et entière des dommages, sans enrichir financièrement, écologiquement ou autrement l’organisme de conservation.

Comprendre la notion probabiliste et quantitative du risque afin de capitaliser adéquatement un fonds de réserve

Depuis la création de l’Institut des territoires, il y a bientôt dix ans, un calculateur de capitalisation du fonds d’intendance et du fonds de réserve a été développé, et plusieurs versions évolutives se sont succédé au gré des expériences et des connaissances acquises en matière d’intendance et de défense des territoires confiés à l’organisme.

Même s’il peut être utilisé pour éviter ou minimiser des dommages à une aire protégée ou conservée, le fonds de réserve, comme la figure précédente l’illustre, est associé et pensé surtout sur la base des coûts relatifs à une restauration du territoire endommagé/altéré et, ultimement, sur ceux associés à une compensation, un processus de judiciarisation ou de médiation.

Le calculateur du fonds de réserve s’appuie sur une évaluation quantitative fine du risque. Le risque se définit dans le contexte d’une aire protégée ou conservée comme l’interaction entre :

  • la probabilité qu’un aléa cause un dommage ou un préjudice au territoire protégé ou qu’une caractéristique de ce territoire cause un dommage à une propriété voisine ;
  • la probabilité que l’intégrité du territoire protégé (ou celle d’une propriété voisine) en soit la cible et ;
  • la gravité des dommages

Identifier et quantifier les menaces et les dommages

Les deux premières composantes du risque sont évaluées à la lumière des menaces provenant de l’extérieur et de l’intérieur de l’aire protégée ou conservée. Chacune de ces deux menaces peut occasionner à son tour 3 types de dommages (donc 6 types de dommages en tout) à évaluer :

  1. Menaces externes à l’aire protégée/conservée
    1. Atteintes à l’aire protégée/conservée liées à une expropriation
    2. Préjudices liés à une contestation de l’entente de conservation en raison de son contenu (vs droits consentis, zonage incompatible, mouvement citoyen, etc.)
    3. Dommages passifs (p.ex. inondation, feu, contamination) provenant de lots voisins
  2. Menaces internes à l’aire protégée/conservée
    1. Dommages actifs par les usagers/public (vandalisme, feux, déchets, empiétements, coupes, etc.)
    2. Dommages aux propriétés voisines causés par l’utilisation de la propriété (incluant servitudes de sentiers patrimoniaux)
    3. Dommages par une ou des espèces exotiques envahissantes déjà dans l’aire protégée/conservée

Le risque est calculé en croisant 15 facteurs liés à la probabilité et à l’impact des dommages/préjudices. Chaque type de dommage (6 en tout) reçoit une cote exprimée en pourcentage, de 5 % à 100 %, selon sa gravité et sa probabilité :

Tableau 1. Facteurs d’analyse du risque utilisés dans le modèle

Pour chacun des 6 types de dommage, la somme des multiplications de différentes interactions entre les 15 facteurs est divisée par le pointage maximal possible (c.-à-d. 925 points) pour obtenir un risque quantitatif. Le risque est donc exprimé en pourcentage (%), sur une échelle de 5% à 100%, 100% équivalant à un risque extrême et imminent.

La figure 2 illustre une fiche d’évaluation des risques pour une véritable aire protégée sous la responsabilité de l’Institut des territoires.

Figure 2. Fiche d’évaluation quantitative du risque par aire protégée ou conservée

Transformer le risque quantifié en capital

La transformation de la cote de risque en une provision monétaire pour dépenses de restauration ou de judiciarisation est ensuite liée à des hypothèses :

  • Une première qui propose qu’un projet de restauration ou de judiciarisation coûte en moyenne 20 000 $ et ce, en temps-personnes et en dépenses de toutes sortes (honoraires professionnels, déplacements, etc.) ;
  • Une seconde qui lie, exponentiellement, l’occurrence d’un dommage à une cote (quantification) de risque.

La figure 3 illustre le lien théorique exponentiel entre le risque quantitatif, la récurrence d’un événement de restauration/judiciarisation et son coût moyen.

Selon la courbe exponentielle établie, un risque de 100% pour une aire protégée ou conservée se traduit par un besoin de restauration/judiciarisation chaque année. À un risque de 75%, cette récurrence diminue et devient triennale, et le coût annuel moyen de ce besoin diminue à 6667 $ (le tiers de 20 000 $). À 50%, nous estimons qu’une intervention décennale de restauration/judiciarisation sera requise, et les besoins annuels de revenus pour défrayer le coût moyen qui y est associé sont estimés à 2 000 $. À un risque de 5%, la valeur de risque minimale que le modèle peut calculer, il est estimé que la récurrence des besoins en restauration/judiciarisation est 100 ans.

Figure 3. Variation du coût moyen d’une intervention de restauration ou de judiciarisation en fonction d’une cote quantitative de risque associée à une aire protégée ou conservée

Ce modèle de capitalisation a été développé et validé en utilisant les intrants d’une vingtaine de cas d’espèce diversifiés en matière d’aires protégées ou conservées (AMCE, servitudes personnelles) sous la responsabilité de l’Institut ou en développement. Certaines aires sont détenues en plein titres et d’autres sous forme de servitudes réelles. Certaines sont en zone agricole et d’autres en zone blanche. Certaines sont de moins de 5 hectares et d’autres possèdent une superficie de plus de 50 hectares. Certaines appartiennent à une municipalité et d’autres à une entreprise privée.

Pas de conservation sans dotation indépendante

Afin de pourvoir aux dépenses réelles et anticipées requises pour l’intendance et la défense perpétuelle des aires protégées/conservées de l’Institut des territoires, la formule retenue est celle de la constitution de fonds de dotation. Un fonds de dotation est un « Fonds constitué de sommes d’argent ou de valeurs mobilières obtenues par voie de legs ou de donation et dont le capital est généralement maintenu intact ou est affecté, tout comme les produits financiers qui en découlent, aux fins déterminées par le testateur ou donateur (Vitrine linguistique de l’OQLF). » Le capital étant protégé, seuls les rendements annuels issus du capital servent à couvrir les charges annuelles relatives aux territoires protégés.

L’Institut des territoires a constitué son fonds de dotation auprès d’une fondation communautaire dont la mission est de développer une culture philanthropique régionale, ce qui ne fait pas partie de la mission première des institutions financières. Ce faisant, le fonds créé, n’appartenant désormais plus à l’Institut afin de protéger efficacement le capital, permet aussi de faire travailler le capital dans le même sens que le fonds lui-même. En fonction du contingent de versement de la Fondation, 3,5% sont annuellement puisés des rendements totaux du capital pour couvrir les dépenses d’intendance et de défense des aires protégées et conservées.

Valider le modèle de capitalisation du fonds de réserve avec un cas d’espèce

En septembre 2023, une aire protégée sous la responsabilité de l’Institut fut l’objet de dommages : un sentier de VTT d’une longueur de quelque 130 mètres a été construit dans un secteur enclavé de l’aire protégée d’une superficie de 10 hectares. Le fonds de dotation pour cette propriété a été capitalisé à la hauteur de 67 537 $, dont près de la moitié, soit 30 869 $, sert à générer un rendement pour la défense de l’aire protégée. Le capital du fonds de dotation représente 37% de la juste valeur marchande de la propriété.

La cote de risque de ce territoire est de 21% selon le modèle (figure 2), ce qui fait que 2 364 $ sont générés annuellement depuis le capital sécurisé pour les différentes dépenses d’intendance et de défense. À elle seule et de cette valeur, la défense de l’aire protégée nécessite 1 080 $ annuellement. Ce faisant, l’horizon de récurrence d’un dommage pour cette aire protégée est estimé selon le modèle à 40 ans.

L’approche utilisée pour atténuer les impacts des dommages fut appuyée sur tous les types d’atténuation des dommages illustrés à la figure 1 :

  • Des dépenses d’évitement ont permis d’ajouter une huitaine d’affiches sur l’aire protégée dans des secteurs isolés ou enclavés au pourtour de l’aire protégée ;
  • Des dépenses de minimisation ont permis d’assurer un suivi de personnel pour fermer temporairement les deux extrémités du sentier illicite afin de prévenir son utilisation ;
  • Des dépenses de restauration ont permis de surveiller le reboisement de l’emprise du sentier et d’informer la municipalité que des travaux sans permis avaient été faits dans l’aire protégée ;
  • Des dépenses de compensation ont permis d’engager une procédure judiciaire et de recouvrir les sommes dépensées (1083$), de même que celles dépensées aux points précédents (188$ pour les affiches) et d’obtenir de l’individu fautif son implication en temps pour effectuer tous les travaux de restauration.

La dépense associée à la rémunération interne pour la gestion, l’inspection et la supervision des travaux d’atténuation des dommages est évaluée à 3500 $. Cette dernière fut assumée entièrement par le fonds de dotation. Avec des versements de 1080$/année associés à la défense de l’aire protégée, il est pressenti que cette dépense sera remboursée d’ici 4 années.

Figure 4. Dommages à l’une des aires protégées de l’Institut des territoires (à gauche) et panneaux de signalisation (à droite)

Réduire le recours (et donc la capitalisation) au fonds de dotation

Certaines composantes du risque, comme la probabilité de dommages passifs (1c du tableau précédents) et de dommages actifs (2a), permettent aussi de déterminer la fréquence des activités de surveillance sur le terrain, ce qui a une incidence sur la capitalisation à constituer. Par exemple, en deçà d’un certain seuil de probabilité de dommages actifs par les usagers de l’aire protégée ou conservée, le modèle propose une visite d’inspection moins fréquente. Ce faisant, c’est-à-dire en décomposant les facteurs de risque, des économies pouvant aller jusqu’à 25% en termes de capitalisation du fonds de dotation sont possibles.

« Et ce n’est pas notre rôle ici de ne penser que pour une saison, pour quelques générations d’Hommes ou pour une époque passagère du monde »

– Gandalf le Gris

Sous certaines conditions, l’Institut des territoires partage gratuitement son modèle de capitalisation de fonds de dotation avec les organismes de conservation membre du Réseau des milieux naturels protégées (RMN).

Dans une prochaine chronique, les auteurs aborderont l’évaluation monétaire des dommages dans une aire protégée ou conservée.

 

Sources :
  • Conservation des terres du Canada, 2022. Protection à perpétuité? Le potentiel des approches sectorielles pour l’intendance et la défense juridique des terres de conservation privées.
  • Centre québécois du droit en environnement (CQDE), 2016. Guide des bonnes pratiques en intendance privée – normes 11 et 12, troisième édition.